La Libération et le rétablissement difficile de l’autorité de l’Etat
Jean-Paul Palewski fut maire de Louveciennes entre 1944 et 1947, après avoir été conseiller municipal pour la première fois en 1935. Dans le premier article qui lui a été consacré, Stanislas Palewski, son fils, a retracé son parcours jusqu’au sortir de la guerre de 1940 et les liens de sa famille avec Louveciennes. Ce second article basé sur les Mémoires - non publiés – de Jean-Paul Palewski couvre la période difficile qui suit les journées de la Libération avec la question obsédante du ravitaillement, l’épuration, la réorganisation de l’Administration et surtout la lutte pour le pouvoir engagé avec le parti communiste. Le climat politique de cet époque, décrit par un ardent gaulliste, est particulièrement bien rendu. (Les intertitres sont de la rédaction.)
«… Je descendais au village tous les jours puisque maintenant je devais assumer des fonctions jadis électives, celles qui m’avaient été confiées par le Comité de Libération de Louveciennes, tandis que grondaient encore au loin les bruits de la bataille, que les Allemands se retiraient de Saint-Denis, poursuivis par la 2ème D.B. et les forces américaines (…)
Photo : 22 août 1944, lendemain de la Libération à Louveciennes, à la Mairie
« L’ordonnance du 21 avril 1944 sur l’organisation des pouvoirs publics en France après la Libération avait décidé de remettre en fonction les conseils municipaux, du moins ceux qui avaient été élus avant le 1er septembre 1939. Les assemblées communales nommées par l’usurpateur ou créées par Vichy étaient dissoutes. De même étaient révoqués les maires, adjoints ou conseillers municipaux qui avaient directement favorisé l’ennemi ou l’usurpateur. Des délégations spéciales étaient mises à la place des municipalités dissoutes ; elles étaient nommées par le Préfet sur l’avis du Comité départemental de Libération et composées par priorité des membres de la dernière municipalité élue restés fidèles à leur devoir, et en outre des Français et des Françaises ayant participé activement à la lutte contre l’ennemi ou l’usurpateur. Dans ce choix il fallait tenir compte, d’une part de la majorité exprimée au dernier conseil municipal, et d’autre part des tendances manifestées dans la commune lors de la Libération. Suivant les mêmes principes étaient établis les Conseils généraux. Des Conseils départementaux étaient institués auprès de chaque Préfet. Ces dispositions qui étaient sages furent naturellement interprétées de telle manière qu’en pratique les municipalités provisoires ont été souvent constituées par les Comités locaux de Libération, sans tenir aucun compte des municipalités anciennes. Il en est résulté une très grande confusion et des conflits parfois violents. À Louveciennes, les difficultés ne se manifestèrent que postérieurement, puisque le maire s’était littéralement enfui et que les anciens membres du Conseil municipal se tinrent cois pendant les premières semaines. Le Groupe local de Résistance 223 portait en première ligne mon nom suivi de la mention : « Dans le maquis, Capitaine inscrit aux F.F.I., 7ème arrondissement de Paris, 1ère Compagnie, Matricule 2707 ».
Président du Comité de gestion communal
« Je voudrais rappeler ici les conditions dans lesquelles j’avais été appelé aux fonctions de Président du Comité de Libération de Louveciennes. Ma femme, en effet, avait reçu le 26 août 1944 la lettre dont je vous donne connaissance :
« Chère Madame,
Après la prise de possession de la Mairie par le Groupe local de la Libération Nationale, un Comité de Gestion Communal a été institué.
À l’issue de cette réunion qui s’est tenue ce matin à la Mairie, il a été décidé, qu’en raison de la brillante conduite de votre mari, combattant de la Résistance, de lui offrir la présidence du Comité nouvellement créé.
Nous voulons croire que, dès qu’il sera de retour à Louveciennes, Monsieur Palewski voudra bien accepter ces fonctions. S’il vous est actuellement possible de communiquer cette décision à votre mari, nous vous serions très obligés de vouloir bien la lui transmettre, avec nos amitiés et nos félicitations.
Nous vous prions de croire, Chère Madame, à nos distingués hommages.
Le Président du Comité de Gestion Communal, Martin ».
Dès le 2 septembre 1944, j’avais adressé au Général de Gaulle une motion dont voici le texte :
« Le Comité de Gestion Communal de Louveciennes, réuni pour la première fois en séance plénière le 2 septembre 1944 à la Mairie, sous la Présidence de Monsieur J.P. Palewski,
Salue avec émotion la libération du territoire communal et la montée des couleurs au faîte de la Mairie, en attendant la libération totale de la Patrie,
Exprime au Général de Gaulle les sentiments de profonde reconnaissance de la population pour avoir, par son action, rendu au Pays : l’Espoir, la Force et la Victoire,
L’assure de sa confiance totale pour faire rendre à la France la place qui lui est due dans le concert des grandes nations,
Donne son adhésion pleine et entière à l’œuvre de rénovation Nationale qui doit être entreprise sous sa haute autorité,
Le prie de se faire l’interprète de ses sentiments enthousiastes d’admiration et de reconnaissance auprès de tous nos alliés et, en particulier, des Anglais, des Américains, des Russes et des Polonais.
La Commune de Louveciennes fière de garder dans le sol de son territoire la dépouille mortelle du Maréchal Joffre, est prête, en les circonstances actuelles, à apporter son entier concours pour refaire une France peuplée, virile, digne de son passé et capable d’affronter les épreuves de l’Avenir.
Pour extrait conforme au Procès-Verbal de Délibération
Louveciennes, le 2 septembre 1944
Le Président du Comité de gestion communal, J.P. Palewski »
Ce fut le premier acte de ce Comité de gestion communal. Mon action était contrôlée par ce Comité dans lequel dominaient des éléments de tendance plus ou moins révolutionnaire ; ce Comité me fit confiance, tout au moins dans les débuts, et c’est ainsi que mon action pu se développer sans trop d’obstacles.
L’ancien maire avait été confiné dans sa résidence en attendant qu’il soit statué sur son cas. »
Photo : Jean-Paul Palewski le lendemain de la Libération de Louveciennes le 22 août 1944 devant la Mairie.
Les difficultés du ravitaillement
« (…) la première tâche à entreprendre était d’assurer le ravitaillement de la commune. En ce qui concerne le pain, la situation était devenue particulièrement critique au cours du mois qui précéda la Libération ; il avait même manqué pendant une semaine. La municipalité ne paraissait pas s’être beaucoup émue de cet état de choses. Dès son entrée en fonction, le 26 août 1944, le Comité de gestion communal s’efforça de redresser cette situation et remédier à la pénurie : vingt quintaux de farine furent livrés par Monsieur Heurtault, de la ferme du Trou d’Enfer ; ils permirent de donner à la population le pain qu’elle réclamait et d’attendre que les moulins puissent produire la farine nécessaire aux rations normales. La ration des vieillards fut augmentée, des attributions supplémentaires allouées et, aussitôt que possible, nous obtînmes des livraisons régulières, en particulier de la ferme de Villepreux. En ce qui concerne le lait, la commune de Louveciennes bénéficia de faveurs spéciales de la part du Comité Laitier et la production a fourni un appoint appréciable : toutes les cartes furent honorées, les vieillards reçurent des attributions spéciales. Les viandes et légumes firent l’objet d’attributions supplémentaires grâce à des dons généreux de certaines personnes qui, pour des raisons faciles à comprendre, désiraient rester dans l’anonymat. Enfin, je pus obtenir de l’alcool, aux foyers sans gaz trois stères de bois et deux stères aux autres, ce qui montre le caractère vraiment privilégié de Louveciennes par rapport aux communes avoisinantes. Ces points essentiels de ravitaillement établis, il fallait satisfaire la population et préparer le retour à la vie normale. Heureusement, nous étions encore en plein été et les problèmes d’éducation et d’enseignement pouvaient être résolus dans l’attente des décisions gouvernementales. Louveciennes n'avait pas été bombardée ; un quartier général d’aviation américaine s’était établi au Cœur-Volant et au Château de Bas-Prunay. Je disposais d’une petite troupe de FFI qui montait la garde devant la mairie. Pendant les premiers jours j’eus à faire face aux remous provoqués par le départ des Allemands. »
Des excès à Louveciennes
« Dans leur zèle patriotique, mes braves concitoyens avaient arrêté un certain nombre de personnes et coupé les cheveux à quelques femmes dont la conduite avait paru particulièrement scandaleuse. Il fallait calmer leurs ardeurs ou prendre des dispositions de nature à satisfaire à la fois la justice et l’humanité. Je recevais parfois un coup de téléphone d’une femme affolée : « On va me couper les cheveux ! Venez vite » ou d’une épouse furieuse : « On a arrêté mon mari, il n’a rien fait ! », ou encore des menaces ou assignations parce qu’on avait pris du bois dans une propriété… Je m’employais à satisfaire ces diverses exigences, rassurer les uns, éviter aux autres un châtiment trop rigoureux, dénoncer et poursuivre les trafiquants - il y en avait hélas ! En fin adoucir des traitements sévères même justifiés.
Je recevais aussi la visite de quelques autres maires des environs venus pour s’informer. Enfin, comme je disposais d’un peu d’essence et qu’il m’était loisible de me servir de la voiture, je pus m’informer également auprès de mes collègues. Je descendais de Louveciennes vers Bougival. Les villages s’étaient entourés de chevaux de frise que l’on écartait sur mon passage. Il y avait sur la route nationale n°13 qui conduit à Paris de gros troncs d’arbres roulés au travers et entre lesquels ma voiture devait se frayer un passage. La circulation était presque totalement arrêtée, mais au bout de huit jours les choses reprirent un cours beaucoup plus normal. »
Relations avec un Préfet surveillé par un Comité départemental de Libération hostile
« M’étant rendu à la préfecture, à Versailles, je pris contact avec le Préfet institué par le Gouvernement provisoire, Monsieur Roger Léonard, dont j’aurai l’occasion d’évoquer la brillante carrière et qui pour lors se débattait avec un Comité départemental de Libération dont les tendances révolutionnaires n’étaient que trop certaines. Monsieur Léonard me reçut avec beaucoup d’affabilité. Je lui rendis compte de la situation dans ma commune et nous convîmes de nous revoir dès que possible. Au début du mois de décembre 1944, les délégations de comités locaux de Seine-et-Oise se réunirent en congrès à l’appel du Comité départemental de Libération que présidait alors un communiste notoire des environs d’Étampes nommé Serge Lefranc, assisté de délégués des différents autres partis politiques. Les résolutions qui furent prises à ce congrès marquaient des tendances nettement hostiles à l’autorité gouvernementale et faisaient état d’un désaccord profond avec l’administration préfectorale. Il fallait toute la souplesse et toute l’intelligence de Monsieur Léonard pour éviter une cassure irrémédiable et maintenir les prérogatives de l’administration centrale. Cette situation confuse, il m’était donné d’en retrouver partout la marque, même à Paris où des sections de patriotes s’étaient organisées dans des locaux réquisitionnés par leurs soins, où des arrestations et des perquisitions illégales avaient été perpétrées ; des abus constants, des menaces aux biens parfois des tortures aux hommes et aux femmes, laissaient pressentir le danger de voir se perpétuer une action révolutionnaire dont l’immense majorité du pays ne voulait à aucun prix. Mais tandis qu’au nord de la Loire le calme renaissait peu à peu, que l’autorité gouvernementale s’affirmait, que la présence de Maurice Thorez dans le gouvernement avait pour conséquence la mise en sommeil, puis la dissolution des milices patriotiques, en un mot que l’autorité du Gouvernement provisoire faisait prévaloir celle de l’État, par contre la situation demeura pendant longtemps très confuse dans le Centre et le Sud. Nous en percevions les échos et nous étions inquiets quant à l’avenir.
J’avais toujours pensé que nous subirions un gouvernement d’extrême gauche pendant quelques semaines et je me réjouissais pour le pays que ce péril ait été évité, mais je comprenais sans peine qu’il faudrait au général de Gaulle beaucoup de fermeté et de patience pour calmer ce bouillonnement d’aspirations confuses, cette véritable révolte populaire qui atteignait en premier lieu ceux qui avaient pactisé avec l’occupant, mais dont l’action désordonnée n’épargnait pas les vengeances personnelles et atteignait même ceux qui s’étaient efforcés pendant l’occupation d’adoucir le sort de leurs compatriotes. »
Des relations excellentes avec les Américains
« À Louveciennes, une vie calme renaissait. Les relations avec les Américains étaient excellentes ; ils nous aidaient en toutes circonstances, soit au point de vue ravitaillement, soit en offrant des fêtes et des friandises aux vieillards et aux enfants, soit en prenant part à toutes nos manifestations patriotiques. Le 11 novembre fut célébré avec une ferveur particulière. Je fis un discours devant le monument aux Morts. Nous montâmes au cimetière. Tous les cœurs vibraient à l’unisson et cette communion de toute la population du village me remplissait de joie et d’émotion (…) »
« Tandis que l’amiral Kirk, Commandant les Forces Navales militaires américaines en France s’installait à Louveciennes, au Château de Bas-Prunay, et que je prenais contact avec lui et avec les fonctionnaires civils américains ou anglais détachés auprès du Commandement Allié, je recevais de mes amis des lettres de divers coins de la France (…) Les cérémonies se succédaient. Nous avions organisé à Louveciennes une manifestation de ferveur patriotique à l’occasion du 1er novembre, élevé deux stèles à la mémoire des malheureux que les Allemands avaient fusillés près de la ferme du Trou d’Enfer dans la forêt de Marly, (…) »
« Cependant à Louveciennes la fin de l’année amenait son cortège de manifestations et de vœux. Je relève parmi les lettres que je reçus à ce moment celle que m’adressa le Ministre américain des Transports de Guerre sur le front Nord-Ouest de l’Europe. Il m’écrivait : « Je saisis cette occasion pour vous remercier de toutes les actions de bonté et d’hospitalité que vous avez toujours faites pour moi et pour mes camarades. Je suis très touché par l’amitié que nous avons trouvée parmi tous les gens de Louveciennes, ce qui laissera de notre séjour en France un bon souvenir que nous n’oublierons jamais… ».
Photo : Le Général Eisenhower lors de la cérémonie le faisant citoyen d’honneur de Louveciennes On reconnaît de gauche à droite : le Général, Fernand Guillaume, Maire de Louveciennes, Jean-Paul Palewski, Député de Seine-et-Oise Sud
Rétablir des équilibres judicieux
« Monsieur Léonard m’avait demandé si j’accepterais de faire partie de son cabinet et d’y être spécialement chargé de la reconstitution des municipalités dans l’ensemble de la Seine-et-Oise. C’était une tâche politique délicate à laquelle je devais m’employer pendant plusieurs mois. Je n’avais pas grand chose à faire au Palais de Justice et c’était une occasion inespérée de mieux connaître les hommes du département.
J’avais donc divisé le temps dont je disposais en trois parties : l’une était consacrée à ma vie professionnelle, l’autre à la mairie où je me rendais à la fin de chaque journée, la troisième à ma tâche de conciliation et de réorganisation des municipalités dans le département. Le problème consistait, partout où des difficultés avaient surgi entre le comité local de libération et une ancienne municipalité, à rétablir un équilibre judicieux. Dans un certain nombre de cas les sous-préfets avaient réussi cette conciliation, mais il restait encore des différends qui à première vue paraissaient irréductibles et je devais m’employer à résoudre ces problèmes. Les comités locaux de libération étaient en général de tendance révolutionnaire ; certains de leurs éléments étaient jeunes, actifs, ardents et méritaient confiance, mais d’autres étaient des révolutionnaires haineux qui rêvaient de vengeance et poursuivaient d’obscurs desseins. J’en eus souvent le pressentiment ; il fallait sonder les cœurs et les reins. Dans certains cas, on m’apportait, en sus des témoignages oraux, des preuves matérielles, par exemple des timbres cachets qui portaient la francisque et la fameuse devise : « Travail, Famille, Patrie », des photographies compromettantes qui montraient les hommes que l’on voulait éliminer en conversation, soit avec le Maréchal à Vichy, soit même avec des officiers allemands. On décrochait des cadres découverts dans le bureau du maire, des états de propositions pour le Service du travail obligatoire, des lettres… On accusait même un peintre, maire de sa commune, d’avoir exposé ses tableaux en Allemagne, et un autre d’avoir prononcé des paroles imprudentes, un troisième d’avoir satisfait aux demandes de l’occupant. Tout cela n’était que la conséquence de l’erreur capitale commise au moment de l’occupation, d’avoir maintenu un gouvernement français plus ou moins aux ordres de l’occupant. Toute cette confusion venait de là, car si l’occupant seul avait eu la responsabilité des mesures qu’il imposait par une voie détournée, nul doute que les Français eussent été unanimes pour leur résister. Maintenir un gouvernement français pouvait aider à préserver quelques situations acquises, mais inéluctablement se trouvaient réalisées les conditions nécessaires pour entretenir la division parmi les Français. C’était pour la Patrie un péril mortel ; le Maréchal Pétain ne l’avait jamais compris et il est naturel qu’il en ait porté le poids dans sa disgrâce. Maintenir l’unité française aurait dû être la loi suprême pour tous. Dans cette affaire les communistes jouaient un jeu particulier. Le seul exemple que j’en veux donner mérite d’être rapporté : il s’agit de la municipalité de Versailles dont le Préfet s’occupait personnellement. Le Comité de Libération était présidé par Monsieur Labeyrie, homme éminent, ancien Gouverneur de la Banque de France, ancien inspecteur des Finances, homme de goût et intelligent, mais faible de caractère. Il avait pendant l’occupation cédé au rêve d’une Europe dirigée par l’Allemagne et donné son adhésion à un cercle européen qui n’était qu’une création de l’occupant. Les communistes le savaient, mais contre vents et marées ils imposèrent la présence de Monsieur Labeyrie à la tête de la municipalité de Versailles parce que, connaissant sa faiblesse, ils pensaient bien être capables de diriger son action. C'est ainsi qu'ils agissaient partout où ils estimaient utile d’avoir des municipalités auxquelles ils seraient capables d’imposer leurs décisions. Ce n’est que peu à peu que l’on parvint à les éliminer. »
Rétablir l’autorité de l’Etat
« Le temps passait, mais les plaies demeuraient si vives, les drames si poignants, qu’ils fussent antérieurs à la Libération ou provoqués au moment même de la fuite des Allemands, que l’exaltation de certains libérateurs et leur désir de vengeance, justifiée ou non, ne s’apaisaient point. Chaque commune, chaque quartier de Paris avait ses miliciens patriotes qui paradaient, mais ce n’était là qu’un moindre mal ; certains s’imaginant avoir l’autorité des grands chefs, avaient réquisitionné des immeubles, des hôtels particuliers, des voitures automobiles. Ils y menaient grande vie, faisaient ripailles, conviant à ces festins tous les amis et connaissances et maltraitant parfois dans les caves les prisonniers enfermés sous des prétextes les plus divers, au mépris des dispositions prises par l’autorité supérieure. J’éprouvais pour ma part un véritable malaise lorsque j’avais connaissance de ces faits ; je compatissais aux souffrances de tous, mais je m’étais imposé un devoir de stricte justice et les circonstances étaient trop graves pour que je puisse envisager une autre ligne de conduite. La reprise en main par l’autorité centrale de l’ensemble de l’administration française s’effectuait lentement. Le Général de Gaulle était au courant de toutes les difficultés qu’éprouvaient les administrateurs locaux, mais il devait lui-même agir avec infiniment de circonspection pour rétablir l’unité de l’État : son action s’exerçait autant sur les ministres et les hauts fonctionnaires que sur les autorités militaires étrangères et nul ne dira jamais combien il dépensa de volonté, de courage, d’ingéniosité même pour faire prévaloir auprès des uns comme auprès des autres la légitimité française et le respect de notre totale indépendance. Les autorités américaines avaient primitivement voulu imposer un statut d’occupation et une monnaie étrangère ; les communistes avaient voulu maintenir des milices patriotiques qui entretenaient dans le pays une atmosphère de révolution permanente. Il fallait éliminer toutes les séquelles de l’occupation, rendre à la France son vrai visage et préparer un avenir que tout annonçait difficile, car les nations, égoïstes et durcies dans leur volonté de puissance, n’étaient pas tendres pour ceux qui n’avaient pas combattu ou que la défaite avait frappés. Dans de telles circonstances le Général de Gaulle se montrait un homme d’État d’un mérite infini. L’idée de la France qui l’avait guidé depuis son enfance lui dictait une intransigeance qui le fit triompher de tous les obstacles. Patiemment, lentement, obstinément, il avait fait entrer la France dans le concert des vainqueurs. Il avait voulu et obtenu que la France soit considérée comme libre et indépendante et il avait négocié des accords avec les alliés pour rendre régulière aux yeux de la loi leur implantation sur notre sol. Avec Maurice Thorez, qui avait le sens d’un homme d’État, et, je le crois, une certaine passion de l’autorité, il avait négocié la dissolution des milices patriotiques, cette force supplétive au service du parti communiste qui entendait se substituer à la police et à l’armée. Après des soubresauts tragiques, les grandes villes du Midi, Toulouse, Marseille, rentraient peu à peu dans l’unité française ; mais il fallait consolider cet édifice encore fragile et panser les blessures. »
Photo : Jean-Paul Palewski, maire de Louveciennes à la cérémonie du 11 novembre 1945
La difficile réorganisation de l’Administration
« À cette époque il y eut toute une élite de jeunes administrateurs, Commissaires de la République, Préfets, qui s’employèrent avec un zèle et une passion admirables à rétablir l’État à la tête de la vie française. C’était une tâche à laquelle j’entendais me dévouer dans le département et dans la commune. J’avais très nettement conscience des difficultés de l’heure, mais rien n’aurait pu me détourner d’accomplir ce devoir sacré. Les forces dissolvantes étaient dans le cadre de la commune le Comité local de Libération qui, par sa composition même, plus politique qu’administrative, arrêtait, freinait les décisions de celui-là même qu’ils avaient placé à leur tête. Dans le cadre départemental, c’était au Comité départemental de Libération qui pour les mêmes raisons, voulait imposer au Préfet des directives en contradiction formelle avec les ordonnances prises par l’autorité légale. Partout les communistes menaient l’action et, si les majorités ne leur étaient pas acquises, ils étaient les seuls qui, par leur présence assidue et leur remarquable organisation intérieure de parti, parvenaient à imposer leurs directives. Il fallut beaucoup de temps, beaucoup d’efforts, beaucoup de patience à tous les échelons de l’administration pour reprendre peu à peu l’autorité. Je dois ajouter que la masse de la population commença bientôt à ressentir une fatigue certaine devant cette tension et cette atmosphère de désordre savamment entretenue. Les autorités locales constataient avec joie que petit à petit l’emprise des Comités locaux de Libération et du Comité départemental se relâchait et que l’autorité légale reprenait le pouvoir, mais ce ne fut pas avant le début de l’année 1945 que nous pûmes en ressentir les effets.
Combien il me plaisait d’observer le comportement des hommes pendant cette période : l’opportunisme des masses, le désir général de paix et de jouissance qui s’opposait à l’activité trouble, violente, passionnée de quelques individus, avides du pouvoir afin de jeter bas des constructions sur lesquelles s’était édifié notre pays. Après l’horrible défaite de 1940, il ne pouvait être question de maintenir en place des structures vermoulues ; la troisième République s’était effondrée dans le sang et la boue. Refaire une constitution, refaire un État, fixer les règles de notre politique étrangère, c’était la tâche immense qui allait s’imposer à ceux qui auraient la charge de conduire la France dans sa destinée nouvelle. Sans doute les hommes qui avaient été membres du Comité provisoire de la République, les membres de l’Assemblée consultative avaient-ils déjà évoqué ces problèmes, mais il fallait maintenant l’acquiescement du Pays et revoir tous ces travaux exécutés soit dans la clandestinité, soit hors du sol national, et par-là même dépassés, souvent inadaptés.
Les rigueurs de la reconstruction du pays
« Mais pour que des élus puissent être désignés par l’ensemble des Français dans des conditions valables, il fallait impérieusement agir pour donner au peuple le maximum de satisfactions immédiates dont il avait été privé pendant les dures années d’occupation. C’est à ces problèmes que chacun se dévouait dans le cadre communal, dans le cadre départemental et au sommet de l’État, pour atténuer les pénuries engendrées par l’état de guerre, une guerre qui n’était pas encore terminée, puisque des lambeaux de sol français demeuraient entre les mains de l’occupant, qu’il fallait reconquérir ces poches ennemies, et que nous n’étions pas à l’abri des surprises et des sursauts de l’adversaire, comme le montrèrent les durs combats en Alsace et l’offensive allemande sur Bastogne, entre le Luxembourg et la Belgique. Tout était à refaire. Dans la sphère départementale au sein de laquelle j’avais pris mes fonctions de conciliateur, il m’était facile de comprendre combien la tâche était malaisée : les transports devaient être rétablis en première urgence car les communications s’établissaient mal entre un Sud-Ouest complètement libéré par des maquis à tendances plus ou moins communisantes et les autres parties du pays dont l’unité risquait d’être compromise, la reconstruction, le ravitaillement, le problème des salaires et des prix, les salaires étant bloqués et les prix montant à une vitesse de plus en plus inquiétante. Il fallait finir la guerre, faire admettre la France dans le concert des nations. Le gouvernement avait été constitué dès le début de septembre, mais les alliés ne le reconnaissaient pas sans difficultés. Il fallait encore éliminer au sein des administrations et des entreprises les hommes qui s’étaient compromis avec l’occupant, « épurer » comme l’on disait alors. Il fallait rétablir une presse, car la plupart des journaux avaient disparu sous l’occupation. Il fallait concilier l’opinion publique, souvent réticente, recréer les éléments d’une vie politique avec les hommes nouveaux issus de la Résistance et ceux qui avaient su, soit demeurer à l’abri de toute compromission, soit ouvertement donner leur appui au Général de Gaulle et au gouvernement de Londres. »
>>>>>> A suivre : Convictions et engagements d’abord au MRP puis dans le parti gaulliste
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Quelques repères historiques
25 août 1944 : Libération de Paris. Installation du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) dirigée par le Général de Gaulle et regroupant les différentes tendances politiques (y compris les communistes).
21 octobre 1945 : Référendum et élection législative. La première question du référendum a consisté à demander aux électeurs si la nouvelle Assemblée doit être constituante, le Oui obtient 96% des suffrages ; à la seconde question qui prévoit de limiter les pouvoirs de cette Assemblé, les électeurs votent Oui aux deux tiers. Trois partis recueillent plus de 75 % des suffrages : le Parti communiste français (PCF), le Mouvement républicain populaire (MRP) et le Parti socialiste (SFIO). C’est la naissance du « tripartisme ». L’Assemblée élit Charles de Gaulle comme chef d’un gouvernement qui comprend notamment des ministres communistes. Jean-Paul Palewski conduit la liste MRP de Seine-et-Oise et arrive en seconde position après le parti communiste et recueille 27,8 % des voix.
20 janvier 1946 : Démission surprise du Général de Gaulle, dénonçant le « régime exclusif des partis ». Le socialiste Félix Gouin lui succède. Les députés du PCF et de la SFIO, majoritaires à l'Assemblée, conçoivent un projet de Constitution.
5 mai 1946 : Référendum sur le projet de constitution ; le Non, soutenu par le Général de Gaulle et le MRP, obtient 53 % des voix. L'Assemblée constituante est dissoute.
2 juin 1946 : Election à la deuxième Assemblée constituante. Au plan national, le MRP obtient 28,2 % des voix, le PCF 25,9 % et la SFIO 21,1 %. Georges Bidault (MRP) devient Président du Conseil dont le cabinet obéit au tripartisme. Jean-Paul Palewski dirige à nouveau la liste MRP et recueille 28,6 % des voix.
13 octobre 1946 : Référendum portant sur un nouveau projet de constitution. Les Oui l’emportent avec 53,5 % des suffrages malgré l’opposition du Général de Gaulle (dans le discours de Bayeux le Général de Gaulle avait exposé sa conception de la République, très différente de la nouvelle constitution) et du MRP. L’assemblée constituante est dissoute.
10 novembre 1946 : Election d’une nouvelle Assemblée constituée de 620 députés élus pour 5 ans au suffrage universel proportionnel. Les trois formations du tripartisme demeurent les plus importantes, le PCF redevient le premier parti de France, la SFIO recule. Jean-Paul Palewski dirige la liste républicaine populaire dans la 2ème circonscription et recueille 23,3 % (alors que le PCF obtient34,8%
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- janvier 1947 : Vincent Auriol (socialiste) est élu Président de la République pour un mandat de 7 ans. . Il nomme Paul Ramadier, également socialiste, comme Président du Conseil, c’est-à-dire chef du gouvernement. Ce dernier regroupe des communistes, des socialistes de la SFIO, des Radicaux, des membres du MRP, des membres de l’UDSR (Union démocratique des socialistes de la Résistance) et des modérés. Le « pluripartisme » remplace le « tripartisme ».
14 avril 1947 : Le général de Gaulle lance un nouveau parti, le Rassemblement du peuple français (RPF).
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