« Pour l’avenir »[1] (Dieppe, 15 septembre 1892 – Louveciennes, 19 mars 1987)
par Bernard Andrier, Michel Herry et Jacques Ramette (*)
A Louveciennes, ce 19 mars 1987, près du « Cœur Volant », à quelques centaines de mètres de l’abreuvoir, à vue du Lycée de Marly-le-Roi, qui porte aujourd’hui son nom, s’éteignait Louis de Broglie, physicien, philosophe, historien, l’un des plus grands génies français de tous les temps.
L’homme qui « a levé un coin du voile » selon Albert Einstein, celui dont Louis Néel disait qu’il formait avec Einstein « les deux figures de proue du XXème siècle », cet explorateur de la connaissance, qu’il se plaisait lui-même à appeler « la grande aventure », disparaissait, avec la modestie et la discrétion qui le caractérisait.
Quelques entrefilets dans la presse nationale, un bref communiqué radiophonique, une mention à la télévision, « j’étais écœuré de voir qu’on ne lui consacrait même pas une heure alors que c’est un des plus grands génies que nous avons eu en France » a déclaré Louis Leprince-Ringuet.
Il méritait les obsèques nationales que lui refusât « la médiocrité culturelle du temps » (Georges Mathieu), une « honte » comme le déclarait Claude Cohen Tannoudji, physicien et prix Nobel. La presse internationale en revanche évoquât longuement sa vie sous le titre générique : Le monde a perdu un génie. A croire que seuls les français l’ignoraient.
(*) Les auteurs tiennent à remercier M. Georges Lochak et M. Philippe Frébault de la Fondation Louis de Broglie, pour l’ensemble des informations, documents et photos qu’ils ont bien voulu leur communiquer.
Il est issu d’une famille ou la culture et l’érudition le dispute au service de l’Etat.
Côté paternel, il descend d’une famille d’origine italienne arrivée en France sous Mazarin (1643). Il compte dans ses ancêtres trois maréchaux ayant servi Louis XIV et Louis XV, des Evêques, plusieurs hommes d’Etats aux XVIIIème, XIXème et XXème siècles, un Diplomate et des Académiciens. L’un de ses ancêtres est l’époux d’Albertine de Staël, arrière petite fille de Necker et petite fille de Madame de Staël.
Côté maternel, il compte parmi ses ancêtres un Maréchal de France, un Général d’Empire ainsi que Sophie Rostopchine, la Comtesse de Ségur.
Sa famille s’attachera les services de François Mérimée, père de Prosper, en tant qu’intendant de la propriété de Broglie. Sa fille Augustine sera la mère d’Augustin Fresnel fondateur de l’optique moderne.
Comme a pu le dire Léon Blum : « Dans cette famille, le talent était héréditaire avant que n’y apparût le génie ».
Orphelin de père dès 14 ans, il fut élevé par son frère Maurice, officier de marine, de 18 ans son ainé, reconverti dans la recherche sur la physique des rayons X. Il reçut une éducation littéraire, fit ses humanités (grec, latin), réussissant les baccalauréats littéraire et scientifique. Passionné de philosophie et féru d’histoire, il obtient une licence d’histoire à 18 ans.
A cette époque (1911), son frère devenu un éminent physicien est invité au Congrès Solvay[2] en compagnie d’un aréopage de scientifique mondiaux parmi lesquels : Lorentz, Planck, Poincaré, Wien, Nernst, Rutherford, Sommerfeld, Perrin, Marie Curie et Einstein. Désigné, avec Paul Langevin, comme rapporteur, il ramène à Paris les actes du Congrès. Louis de Broglie les lit, et vit ce qu’il appellera lui-même « un coup d’Etat intérieur ». « Il entra en science comme on entre en religion »[3]. Il rompt ses fiançailles, interrompt son circuit mondain, entame une licence de science qu’il obtiendra deux ans plus tard.
Le premier congrès Solvay (1911)
Assis (de g. à dr.) :
Walther Nernst, Marcel Brillouin, Ernest Solvay, Hendrik Lorentz, Emil Warburg, Jean-Baptiste Perrin, Wilhelm Wien, Marie Curie et Henri Poincaré.
Debout (de g. à dr.) : Robert Goldschmidt, Max Planck, Heinrich Rubens, Arnold Sommerfeld, Frederick Lindemann, Maurice de Broglie, Martin Knudsen, Friedrich Hasenöhrl, Georges Hostelet, Edouard Herzen, James Jeans, Ernest Rutherford, Heike Kamerlingh Onnes, Albert Einstein et Paul Langevin
A l’âge du service militaire, initié par son frère, il entre dans les transmissions à la Tour Eiffel en 1913. La guerre survenant, il y restera affecté jusqu’en 1918 et sera le premier à capter le message annonçant l’armistice. Ce temps obligé favorisera sa réflexion et son intérêt pour le travail manuel et la technologie.
A son retour de l’armée, il reprendra son travail auprès de son frère. Après ses premiers travaux publiés dès 1922, il soutiendra sa thèse intitulée : Recherche sur la théorie des quantas, en 1924. Au scepticisme des uns[4], aux doutes des autres[5], succédera l’enthousiasme d’Einstein qui qualifiera ce travail de « coup de génie ». Louis de Broglie avait découvert ce que l’on appelle aujourd’hui les ondes de matière. Comme la lumière, la matière se comporte à la fois comme une particule et une onde, capable de diffracter. Le scepticisme sera définitivement vaincu quand l’expérience de Davisson et Germer en 1927 démontrera la diffraction des électrons. Comme l’écrivit le physicien Franck « le Prince Louis de Broglie proposait des changements plus grands encore à la mécanique de Newton qu’Einstein n’en avait accompli avec la théorie de la relativité».
Ainsi naissait la mécanique ondulatoire qui fut enrichie par une pléiade de savants devenus illustres, dont le physicien Schrödinger qui montra l’équivalence avec les théories de Bohr et d’Heisenberg, et qui prendra le nom générique de « Mécanique quantique ». Louis de Broglie reçut le prix Nobel en 1929, à 37 ans.
C’est de cette idée qu’est née une nouvelle technologie tellement présente parmi nous que nous ne la voyons plus. Elle s’appelle microscopie électronique, transistor, laser, hologramme, télévision, ordinateur, supraconductivité, imagerie par résonnance magnétique nucléaire, ou tout simplement téléphone portable….
Mais cette nouvelle mécanique à introduit un choc conceptuel énorme : celui de l’indéterminisme statistique d’Heisenberg et des physiciens de l’école de Copenhague qui remet en cause le principe fondateur de la science, la causalité, laissant sceptiques les pères fondateurs, Einstein, de Broglie, et Schrödinger.
Pour Albert Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés ». Louis de Broglie, qui s’était résigné à enseigner l’indéterminisme statistique dira en 1952 : « Renoncer à chercher les liens de causalité unissant les phénomènes décelables me paraît ne pouvoir être qu’une attitude provisoire…l’on doit toujours penser qu’un nouvel effort nous permettra, un jour ou l’autre, de pénétrer davantage dans l’analyse détaillée des liaisons causales qui assurent la succession des phénomènes physiques ». Il reprendra alors la question à la base, convaincu que l’interprétation purement statistique était « incomplète et trompeuse ». Einstein, qui allait mourir en 1955, lui écrivit : « c’est vous qui êtes sur la bonne voie ».
En 1933, il obtint la chaire de Théories Physiques de l’Institut Henri Poincaré, ou il succéda à Léon Brillouin. Membre de l’Académie des Sciences cette même année, secrétaire perpétuel à partir de 1942, il fut reçu à l’Académie Française le 31 mai 1945, ce qui donnera lieu à une scène inédite depuis trois siècles : l’accueil d’un académicien par son propre frère (Maurice de Broglie). Il fut Grand Croix de la Légion d’Honneur (1961), Officier de l’ordre de Léopold de Belgique, docteur honoraire de six universités étrangères, et membre de dix huit Académies en Europe, en Inde et aux Etats Unis.
En 1962, Louis de Broglie prendra sa retraite et quittera ses enseignements officiels. « Maintenant que je ne suis plus leur chef et que je ne suis plus obligé de les suivre, nous allons pouvoir travailler ensemble et réfléchir », dit-il à ses proches collaborateurs. Et effectivement, en 1973, à 81 ans, il présente une note à l’Académie des Sciences, véritable mise à jour de la mécanique ondulatoire, se disant convaincu que ses intuitions, ses idées nouvelles, finiront par s’imposer.
En 1978, Dirac écrit : « Il peut arriver, finalement, qu’Einstein ait eu raison car la forme actuelle de la mécanique quantique ne saurait être considérée comme définitive. Il y a de grandes difficultés…Et il est très possible qu’il y ait, dans le futur, une mécanique quantique plus perfectionnée dans laquelle il y aura retour au déterminisme justifiant le point de vue d’Einstein ». …Et celui de de Broglie.
Aujourd’hui, le débat a perdu de son acuité. Tout le monde applique la Mécanique Quantique de la même manière, quelles que soient ses options « métaphysiques » : idéalisme ou réalisme. Mais nous savons aujourd’hui que nos théories sont insuffisantes pour décrire notre Univers.
Ainsi venu à la Physique, par la philosophie et l’histoire et aux théories scientifiques par l’exercice de l’imagination, amateur d’art, marginal et tolérant, cet honnête homme de XXème siècle est un exemple pour la jeunesse. Celui que son frère qualifiait « d’élève moyennement doué pour les mathématiques », celui qui se méfiait d’un enseignement trop purement scientifique et technique susceptible d’affaiblir le sens de l’humain, trace aux jeunes, inquiets ou enthousiastes, le chemin de la connaissance, qu’ils suivront chacun à sa manière : « la Grande Aventure ».
Hélas la maladie vint. Avant de s’endormir dans son dernier décor des arbres du Cœur Volant, fort de ses convictions il disait encore : « Ainsi, je puis, comme Châteaubriand à la fin de ses Mémoires d’Outre Tombe, dire : Je vois les reflets d’une aube dont je ne verrai pas le Soleil ».
« Notre siècle a connu, de Planck à Dirac, en passant par Bohr, Einstein ou Schrödinger, quelques très grands physiciens qui seuls eurent le privilège de changer notre vision du monde. Louis de Broglie était de ceux là, un visionnaire, un savant de dimension cosmique »[6]
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A l'initiative d'un groupe de scientifiques et d’ingénieurs résidents, la mairie de Louveciennes souhaite honorer cette grande figure de la physique mondiale. En associant à cette manifestation les établissements scolaires avoisinants (écoles de Louveciennes, lycée Corneille de La Celle Saint Cloud, Lycée Louis de Broglie de Marly le Roi,...), c'est aussi l'occasion de raviver l'esprit scientifique chez les jeunes. Placé sous le parrainage d’un comité de personnalités éminentes, dont plusieurs membres de l’Académie des Sciences ainsi que du chancelier de l’Institut, une exposition didactique, conçue pour un large public, retraçant la vie et l’œuvre de Louis de Broglie sera organisée à Louveciennes dans la salle Renoir du 9 au 15 mars 2012. Cette exposition sera reprise par les lycées Corneille de La celle Saint Cloud et Louis de Broglie de Marly. Elle sera accompagnée de conférences ouvertes à tous public. Des visites de laboratoires destinées aux lycéens et des animations dans les écoles primaires seront organisées. Les détails de cette manifestation seront disponibles sur différents supports (plaquettes, journaux, sites internet,…) au début de 2012.
Références
[1] « Pour l’avenir » était la devise de Louis de Broglie.
[2] Du nom de l’industriel belge, mécène et philanthrope, passionné de sciences.
[3] Georges Lochak, Louis de Broglie, Un prince de la science, Champs, Flammarion, 1992.
[4] Jean Perrin ira jusqu’à dire à son frère Maurice que Louis est intelligent mais que sa thèse est finalement absurde.
[5] Langevin, membre du jury, aura l’intuition d’un travail hors du commun, et soumettra la thèse à Einstein.
[6] Georges Lochak, Louis de Broglie, un prince de la science, Champs, Flammarion, 1992.