Louise Elisabeth Vigée Lebrun (1755-1842), une vie d’artiste au féminin (6)
A son retour de Suisse, Louise Elisabeth Vigée Lebrun cherche une maison de campagne proche de Paris où elle pourrait s’échapper aux beaux jours de son appartement parisien. C’est par l’intermédiaire de son notaire qu’une acquisition se révèle possible à Louveciennes, village qui lui rappelle le souvenir d’un premier séjour chez Madame du Barry (cf dans notre série « Trois portraits de Madame du Barry »).
Louise Elisabeth est séduite par la vue, si étendue que « l’oeil peut y suivre pendant longtemps le cours de la Seine ; par ces magnifiques bois de Marly, par ces vergers délicieux, si bien cultivés que l’on se croit dans la terre promise ; enfin, par tout ce qui fait de Louveciennes l'un des plus charmants environs de Paris. » (Souvenirs). Le visiteur d’aujourd’hui ne retrouvera plus ces vergers délicieux qui ont disparu sous l’effet de l’urbanisation des années soixante, par ailleurs les ouvertures sur la Seine sont beaucoup plus rares, les remblais qui ont été édifiés pour la voie ferrée ont beaucoup contribué à occulter les vues. Mais que le visiteur se rassure, Louveciennes garde de nombreux atouts « charme ».
La maison à vendre est située au cœur du village, au carrefour d’un quadrilatère de quatre voies : la rue de la Croix-Rouge, la Grande-Rue, la rue de Voisins et la ruelle du Regard. Selon Jacques et Monique Laÿ, les historiens de Louveciennes, cette demeure figure sur la carte de l’Intendance de la Généralité de Paris, publiée en 1785 (3). La maison présente également l’avantage d’être suffisamment éloignée de la fameuse machine de Marly qui pompait l’eau de la Seine pour l’amener à Versailles et dont le fonctionnement provoquait un bruit épouvantable. Une machine à vapeur moins bruyante avait certes été installée remplaçant l’ancienne machine hydraulique mais il valait quand même mieux d’en être éloigné.
Louise Elisabeth acquiert la maison et son terrain le 13 février 1810 pour une somme de trente-huit mille cent cinquante francs en espèces. La propriété est appelée par les villageois de Louveciennes le « Château des Sources ». Nous ne possédons malheureusement pas de peinture ou de dessin représentant la propriété.
La maison sera rasée en 1868 comme nous le verrons.
À l'étage, elle parcourt les chambres, allant d'une fenêtre à l'autre, enchantée. Toutes, à l'exception d'une seule, ont une vue sur les arbres du petit parc. La chambre à coucher principale, celle que Louise Élisabeth réserve à son usage, est éclairée par deux fenêtres qui laissent entrer à flots les lumières encore pâle de ce jour d'hiver. Une pièce adjacente sert de cabinet de toilette. Trois autres belles pièces flanquées de leur antichambre, se répartissent sur le jardin et la cour. Au second étage, quatre chambres semi-mansardées logeront les domestiques.
Une annexe offre au rez-de-chaussée une salle commode pour entreposer les fruits ; au premier étage, deux chambres à coucher et leur suite ouvrant sur jardin et cour, et au second trois pièces plus modeste. Cette annexe pourrait être transformée en pavillon d'invités. Dans le parc, un kiosque surélevé placé au milieu d'un bosquet touffu offre de beaux panoramas. L'artiste imagine les perspectives qu'elle pourra aménager en abattant un arbre ou en détournant une allée. Une ouverture sur la Seine pourrait être dégagée (…) »
Le pillage de sa résidence par les Prussiens et les Anglais
Au printemps 1814, la France est envahie par les armées alliées à la suite de la désastreuse campagne de Russie et des batailles perdues dans la foulée. Les Russes, les Prussiens, les Anglais sont à Paris, Napoléon a abdiqué et vit retiré sur l’ile d’Elbe. Les habitants des villes environnantes de Paris subissent les pillages d’éléments des armées victorieuses. Le Madame Vigée Le Brun relate dans ses Souvenirs cet épisode douloureux :
« Chacun sait que les troupes étrangères ont beaucoup plus maltraité les villages que les villes ; aussi n’oublierai-je jamais ma nuit du 31 mars 1814.
Ignorant que le danger fût si prochain, je n’avais pas encore médité ma fuite ; il était onze heures du soir, et je venais de me mettre au lit, lorsque Joseph, mon domestique, qui était Suisse, et qui parlait allemand, entra dans ma chambre, pensant bien que j’aurais besoin d’être protégée. Le village venait d’être envahi par les Anglais et les Prussiens qui mettaient toutes nos maisons au pillage et Joseph était suivi de trois soldats à figures atroces, qui, le sabre à la main, s’approchèrent de mon lit. Joseph s’égosillait à leur dire en allemand que j’étais Suisse et malade; mais sans lui répondre, ils commencèrent par prendre ma tabatière d’or qui était sur ma table de nuit. Puis ils tâtèrent si je n’avais point d’argent sous ma couverture, dont l’un se mit tranquillement à couper un morceau avec son sabre. Un d’eux, qui paraissait Français, ou du moins qui parlait parfaitement notre langue, leur dit bien : “Rendez-lui sa boîte”; mais, loin d’obéir à cette invitation, ils allèrent à mon secrétaire, s’emparèrent de tout ce qui s’y trouvait, et mes armoires furent pillée. Enfin, après m’avoir fait passer quatre heures dans la terreur la plus affreuse, ces terribles gens quittèrent ma maison où je ne voulus pas rester davantage.
Mon désir aurait été de gagner Saint-Germain, mais la route était trop peu sûre. J’allai me réfugier chez une excellente femme, qui logeait au-dessus de la machine de Marly, près du pavillon de madame Du Barry. D’autres femmes, effrayées comme moi, avaient déjà choisi cet asile. Nous dînions toutes ensemble, et nous couchions six dans une même chambre, où il me fut impossible de dormir, les nuits se passant en alertes continuelles, outre que j’éprouvais les plus vives inquiétudes pour mon pauvre domestique à qui je devais la vie. Cet honnête garçon avait voulu rester dans ma maison, afin de tenir tête aux soldats, et de répondre à leur exigence, ce qui me faisait trembler pour lui, car le village était de fait livré au pillage. Les paysans bivouaquaient dans les vignes et couchaient sur la paille en plein air, après avoir été dépouillés de tout ce qu’ils possédaient. Plusieurs d’entre eux venaient nous trouver, se lamenter sur leurs malheurs, et ces tristes récits, qu’accompagnait le bruit sinistre de la machine, nous étaient faits dans le magnifique jardin de madame Du Barry, près du “Temple de l’Amour” entouré de fleurs, par le plus beau temps du monde ! »
Le retour des Bourbons
Lorsqu’on annonce à Madame Vigée Le Brun, fervente royaliste, le retour des Bourbons , elle part aussitôt pour Paris, laissant, à son grand regret, le bon Joseph à Louveciennes pour garder sa maison. « J’ai conservé les lettres que je recevais alors de ce fidèle serviteur, qui gémissait de voir mon jardin ravagé, ma cave mise à sec, ma belle cour détruite, et mes appartements saccagés. “Je les supplie,” m’écrit-il, “d’être moins méchants, de se contenter de ce que je leur donne. Ils me répondent : les Français ont fait encore bien pis chez nous.” En cela les Prussiens avaient raison ; mon pauvre Joseph et moi, nous étions victimes du mauvais exemple. » (Souvenirs)
Où il est question de murs entourant la propriété
Nous avons vu que la propriété de Mme Vigée Le Brun étaient bordée, au sud-est, par la ruelle du Regard (qui existe encore aujourd’hui). Cette ruelle, étroite et sombre, est à l’époque le repaire de malandrins et de voleurs, qui ne se privent pas de sauter la mauvaise clôture pour se glisser jusqu'à la maison de l'artiste.
En 1817, elle demande au maire, Nicolas Charlot, que la municipalité consente à lui céder la ruelle. Le conseil municipal refuse pour les motifs qui figurent dans une délibération cocasse du 7 septembre 1817 :
« Le conseil municipal considérant que depuis des temps immémorables cette Ruelle existe, qu'il a été reconnu que de tous les temps elle avoit été d'une très grande utilité pour faciliter la communiquation d'une partie de la commune aux champs... elle facilite le transport des récoltes et des engrais, que la suppression obligeroit les cultivateurs à faire un circuit au moins de 327 mètres en plus, ce qui les priveroit de cette ruelle abréviative et leur feroit perdre un temps précieux pour leurs travaux.
Dans la délibération, on croit bon d’ajouter les « esculades dont se plaint la ditte Dame Lebrun ne proviennent que du défaut d’élévation de ses murs de clôture qui dans différents endroits n’ont tout au plus qu’un mètre quatre vingt centimètres et deux mètres de hauteur. »
Il ne reste plus à Mme Vigée Le Brun comme les autres possesseurs de grands domaines de faire entourer la sienne de hauts murs protecteurs.
Nous devons la relation de cet épisode à Jacques et Monique Laÿ – (3).
Le sort de la propriété après la mort de l’artiste
En 1842, sa nièce, Caroline Le Brun, épouse du baron Louis de Rivière, hérite de la propriété. Six ans plus tard, en 1852, la demeure est acheté par le baron Eugène Grillon Deschapelles, qui, dès l'année suivante, siège au conseil municipal, fonction qu'il occupera jusqu'en 1860, année où il quitte Louveciennes et cède « Les Sources » à Auguste-Barthélemy Thélier.
En 1868, M. Thélier, banquier de son état, fait raser la demeure et un nouvel édifice, plus imposant est mis en chantier. En 1871, le bâtiment est achevé et connaîtra lui aussi, en septembre de cette année, la visite des Prussiens. Le « château » existe encore aujourd’hui. Le parc a été loti dans les années soixante, sept immeubles de standing ont été construits, la résidence Dauphine, c’est son nom, a été officiellement inaugurée le 25 mai 1967.
Références bibliographiques :
1. Élisabeth Louise Vigée Le Brun, Souvenirs 1755-1842 (Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux), texte établi, présenté et annoté par Geneviève Haroche-Bouzinac, Paris, Honoré Champion Éditeur, Paris, 2008, 852 pp.
Il s’agit d’une édition richement annotée et dont le prix est élevé (130 euros). Les Souvenirs sont également disponibles – plus ou moins gratuitement - sur internet mais sans bien entendu la présentation et les annotations de Geneviève Haroche-Bouzinac.
2. Geneviève Haroche-Bouzinac, Louise Élisabeth Vigée Le Brun, histoire d’un regard, éditions Flammarion, collection « Grandes Biographies », 688 pp., 27 €.
3. Jacques et Monique Laÿ, Louveciennes, mon village, Argenton sur Creuse, Imprimerie de l’Indre, 1989
Prochain article : « Ici, enfin, je repose »
Articles déjà parus :
- Une vie d’artiste au féminin (compte-rendu de la biographie de Geneviève Haroche-Bouzinac).
http://louveciennestribune.typepad.com/media/2012/05/une-vie-dartiste-au-féminin.html
- La reconnaissance d’un talent
http://louveciennestribune.typepad.com/media/2012/07/la-reconnaissance-dun-talent.html
- La portraitiste de la reine
http://louveciennestribune.typepad.com/media/2012/08/la-portraitiste-de-la-reine.html
- Trois portraits de Madame du Barry
http://louveciennestribune.typepad.com/media/2012/08/trois-portraits-de-madame-du-barry.html
- La fuite
http://louveciennestribune.typepad.com/media/2012/08/la-fuite.html
- Un périple à travers l’Europe
http://louveciennestribune.typepad.com/media/2012/08/un-périple-à-travers-leurope.html
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