par Jacques et Monique Laÿ
Série de l’été (2/6)
Le 9 janvier 1699, Louis XIV décide la création sur le territoire de Louveciennes du camp du Régiment du Roy. Le but du monarque est double : d’une part s’assurer de la présence, à courte distance de Versailles, d’un corps de soldats pouvant mettre de l’ordre en cas de troubles dans la ville royale, mais aussi d’hommes susceptibles d’abandonner leur uniforme pour se transformer en terrassiers, dans le cadre du nouveau cycle d’aménagement du parc de Marly.
Les Cent-Suisses
Attaché à la Maison du roi de France depuis Louis XI, les « Cent Suisses », corps d’infanterie spécial, était composé de soldats helvétiques de forte constitution, de haute taille ; il offrait quatre compagnies de garde du corps, deux compagnies de mousquetaires, chevau-légers, quatorze compagnies de grenadiers et de gendarmes à cheval.
Les hommes de la compagnie, sous le commandement d’un capitaine-colonel, étaient armés d’une hallebarde, leur drapeau inchangé depuis le règne d’Henri II portait la devise « Ea est fuducia gentes ». Apparemment, on avait voulu « marquer par ces paroles la fermeté de la nation que les plus grands dangers ne sont pas capables d’ébranler, comme le rocher se tient ferme malgré la fureur du vent et des flots.»
(Uniforme des Cent-Suisses sous Louis XIV - Collection Laÿ)
Gris clair, boutonnière de soie rose, rubans couleur de feu, couleurs que les dames invitées au dernier Marly arborèrent le 27 juillet 1715, l’uniforme des Cent Suisses du régiment du Roy est différent, de celui des hommes de la Maison du Roy chargées de la garde du monarque.
Les Cent Suisses du régiment du Roy auront pour mission essentielle de 1699 à 1715 d’exécuter des travaux de terrassement du château de Marly, entre la pièce d’eau en contrebas de l’abreuvoir, en d’autres terme, d’ouvrir plus largement la perspective en cassant la colline.
Le problème qui se posera alors était simple : où et comment loger ces quelques 2.000 soldats.
Sans attendre on se lance à la recherche d’un grand espace permettant d’accueillir de nombreuses tentes et services annexes. Par chance, il se trouve que peut faire l’affaire sur les hauts de Louveciennes, à faible distance de la route royale qui conduit de Versailles à Saint-Germain, à environ une lieue du château, une grande étendue pratiquement en friche. Toutefois ces terrains appartiennent à des propriétaires : qu’importe, ceux-ci seront expropriés, on les paiera.
Dès le début du mois de janvier 1699 le roi intime l’ordre à son régiment d’envoyer un détachement précurseur à Marly en vue de préparer l’installation du camp afin de pouvoir entreprendre les travaux au printemps.
Pour la première fois, à partir du 21 janvier, et pendant les quatre ou cinq jours suivants, le roi passe attentivement les hommes en revue, il examine les recrues, il en casse plusieurs pour cause d’insuffisances physiques.
Le 18 mars, un premier détachement de 600 hommes d’élite, précédant quatre bataillons, s’établit au camp.
(Carte du camp du régiment du roi - Archives départementales des Yvelines)
Le terrain où s’installe le régiment du Roy affecte, en gros la forme d’un rectangle adossé à l’étang de Luciennes (Louveciennes), l’entrée de la Gresserie est située à l’ouest, là où aboutit une allée bordée d’arbres qui la relie à la route royale.
D’un côté vingt-six grandes tentes accueillent les hommes, de l’autre côté, tournant le dos à La Celle Saint-Cloud, vingt-cinq tentes plus petites disposées sur deux rangs réservés aux officiers, quelques baraques complètent l’ensemble.
L’hôpital royal qui a été installé dans l’une des baraques ne manquera pas d’activité : de nombreux soldats seront victimes des fièvres contractées dans ce vallon inhospitalier infecté de parasites : en huit mois, 29 soldats y perdront leur vie.
Au centre du terrain on trouve une source et une chapelle, celle-ci est desservie par le curé de Louveciennes. Dans la chapelle, le jour de la Saint-Louis, en présence des officiers, le prêtre bénit un pain que les sergents du régiment présentent au roi avec un bouquet, tandis que le révérend père Eloi, en leur nom, fait compliment à Sa Majesté au bruit des tambours, des hautbois et des violons.
Le camp sera utilisé jusqu’à la mort de Louis XIV. Abandonné le terrain retournera à l’état de friches. Sur la carte de Devers de 1768, il a perdu son appellation de Camp, c’est désormais le Champ.
Une propriété qui change main
L’aventure commence avec la famille de Vindé. Propriétaire du château de La Celle Saint-Cloud depuis 1804, M. Morel de Vindé est pair de France. Au moment où il achète ce qui avait été le Camp des Cent Suisses, la nature a repris ses droits : ce ne sont, en majorité, que jeunes bois de châtaigniers et de rares parcelles labourées.
Trente ans plus tard, plus exactement en 1835, le propriétaire est le prince de Berghues qui, avec son fermier, Aimable Bachelet, fait nettoyer et remettre en état les écuries construites par son prédécesseur.
L’année 1850 voit une construction en dur appelée ferme. Le lieu paraît tellement isolé au propriétaire Jean-Michel Artus, que celui-ci supplie le maire de Louveciennes de lui consentir une garde particulière. La demande ayant été rejetée, M. Artus se défait de son bien et, l’année suivante, c’est un Bougivalais, Jean-Pierre Blondy, qui agrandit la maison. Trois ans plus tard, en 1853, il vend la propriété au docteur Joseph Duborgia.
Le bon docteur Duborgia, comme se plaisent à le reconnaître les habitants de Bougival, on pourrait plutôt dire le jeune docteur, puisqu’il n’a que quarante ans quand, en 1853, il acquiert le domaine ; vrai médecin de campagne, chargé du service médical gratuit, on le rencontre sur les chemins, soit à pied, soit à cheval, allant soigner les malades.
(Portrait du docteur Duborgia - Collection Patrimoine et Urbanisme)
En 1870, le 46ème régiment d’infanterie prussienne occupe Bougival. Le 23 octobre, le docteur est arrêté, il est fait prisonnier et déporté dans une forteresse à Cologne pendant qu’un régiment de cavalerie campe dans sa ferme.
A peine la guerre terminée, plusieurs compagnies viennent s’installer au Camp, 2.121 hommes occupent alors le camp de cavalerie. Le curé de Louveciennes qui comme au temps du Roi-soleil a toujours la charge des âmes du camp est dépassé par les évènements : afin de mieux s’occuper de ses innombrables paroissiens, il réclame un vicaire, mais il faut trouver 350 francs par mois pour entretenir ce prêtre, somme que la paroisse de Louveciennes ne peut assumer, heureusement un bienfaiteur d’une commune voisine s’en acquittera.
Le 12 mai 1872, la chapelle qui vient d’être construite est en fête : la cloche est baptisée Françoise Caroline, la marraine en est la petite-fille du maréchal Oudinot de Reggio et le parrain le comte de Jaille. Cette cloche est conservée à la mairie de Louveciennes.
Dès la fin des hostilités, le docteur Duborgia retrouve son bien, mais outre 3.170 francs d’objets, il a perdu pour 250 francs d’immeubles, 4.685 francs de récoltes. Comme tous les Louveciennois il touchera seulement 11,5 % du montant de ses pertes. Le docteur possède alors deux chevaux, deux vaches, deux génisses, deux veaux, deux boucs, sept chèvres, un chevreau et trois chiens. Il fait construire la maison du jardinier-gardien à l’entrée du parc, sur le chemin de Béchevet. L’Etat lui prend 8 ares 75 sur ses bois pour l’aménagement de l’accès.
Le docteur Duborgia sera maire de Bougival de 1884 à 1888. Il est mort le 14 octobre 1888 dans la ferme de sa propriété.
De nouveau la propriété est en vente, elle sera achetée par Charles Emile Clerc.
Le premier soin du nouveau propriétaire sera de démolir les bâtiments vétustes, et en 1880 de faire construire la grande demeure qui pendant longtemps gardera son nom Le Camp, ainsi que les écuries.
(Château du Camp - Collection Laÿ)
M. Clerc mène grand train, les Louveciennois l’admirent quand il descend le chemin du camp dans sa magnifique calèche. En 1902, les délibérations du conseil municipal nous apprennent qu’il doit supporter les frais de réfection d’une partie du chemin vicinal n°11. Monsieur Clerc s’intéresse à la vie du village : en 1914 pour la distribution des prix, Louis Védrenne recevra l’ouvrage qu’il a offert.
La fille de M. Clerc, Emilie épouse Alfred-Augustin Poisson, donnera le jour à une fille, Suzanne, qui épousera René Ribière, Conseiller d’Etat. En 1936, la propriété appartient à la belle-mère de M. Ribière, la marquise de Vaucouleurs de Lonjamet.
Du 7 juillet 1940 au 25 août 1944, la propriété est occupée par les troupes allemandes : le château abrite un dépôt d’explosifs et de médicaments abandonné à la Libération, les gamins de Louveciennes s’empresseront d’aller fouiner dans les débris pour tout récupérer. La propriété sera ensuite occupée par les soldats américains et quelques prisonniers russes.
En dépit de ces vicissitudes, M. Ribière était toujours propriétaire, mais il demeurait désormais à Tahiti.
En 1989, un projet d’urbanisation consistant en la onstruction de 20.000 m2 de bureaux et vingt pavillons sur les 14,4 hectares de la propriété est déposé, il suscite une levée de boucliers, car le domaine situé sur les territoires de Louveciennes et de La Celle Saint-Cloud avec ses 40 hectares d’espaces verts, offre un lieu de promenade aux habitants non seulement de ces deux villes mais aussi de Bougival, et souvent de Paris.
Une association de sauvegarde est créée afin de défendre le domaine : RACINE « Réaliser l’Accord Cité Nature Espace ». Grâce à son action, le projet est rejeté, un aménagement est intégré dans le Plan d’Occupation des Sols de Louveciennes : 5 hectares pourraient être bâtis, le reste devant demeurer boisé. En effet, les édiles du village, conscient du fait que le bail de l’entreprise Bull expirant en 1998, il convient de réserver l’avenir et de trouver de nouvelles sources de revenus. Toutefois le nouveau projet nécessite la création d’une route d’accès à travers l’espace voisin, propriété de la Ville de Paris, celle-ci refuse. Le 24 octobre 1990, La Celle Saint-Cloud oppose le même refus, ne voulant pas qu’une route puisse traverser le Domaine de Beauregard.
Le Camp restera en vente pendant plusieurs années. Pendant ce temps, le château souffrira des intempéries, des squatters : la couverture, les vitres, les murs sont lépreux, le parc est en friche, tout a été pillé en une nuit par des équipes de professionnels, les cheminées ont disparu, notamment une imposante cheminée de style néo-renaissance.
Le 9 avril 1994, une première vente aux enchères était programmée, elle ne put toutefois par avoir lieu, l’un des créanciers ayant ayant soulevé des irrégularités dans la mise en adjudication. A cette époque le SDAU (Schéma départemental d’aménagement urbain) définit la zone comme totalement inconstructible. Tout futur acquéreur ne pourra donc que raser ou rénover la maison sur 2.000 m2. A nouveau le 8 novembre 1996, le Camp est mis à prix pour 9 millions de francs.
Mais M. Ribière est toujours propriétaire. Pour s’assurer quelques revenus, sans demander la moindre autorisation, il veut faire abattre 550 beaux arbres : une soixante de végétaux aura déjà été coupée quand, alertée, la mairie de Louveciennes, avec l’appui du sous-préfet et l’aide de la police interviendra pour faire cesser le massacre. Après maintes péripéties et plusieurs changements de propriétaires, en 2007 la propriété finira par trouver une nouvelle vie, grâce à M. Emad Khashoggi.
Jacques et Monique Laÿ
Cet article est extrait de leur ouvrage, avec leur autorisation, de l' ouvrage « Louveciennes Histoire & Rencontres », Riveneuve Editions, 2016 (pages 33-41)
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