A l’occasion du centenaire de la mort de Pierre-Auguste Renoir (1841-1919), près de 120 personnes ont participé dimanche 7 avril 2019 à une marche culturelle et gourmande entre Chatou et Le Port Marly en passant par Croissy, Bougival et Louveciennes. L’évènement était organisé par l’Office du Tourisme de la Communauté d’agglomération « Saint-Germain Boucles de Seine » (CASGBS) et par celui de Bougival ; les clubs de randonnées pédestres des différentes communes traversées ainsi que des partenaires gourmands ont participé à la manifestation.
Il nous a semblé intéressant de publier ici quelques photos et reproductions illustrant ce beau parcours, accompagnées de commentaires. Quatre stations ont été retenues : la Maison Fournaise à Chatou, la Grenouillère à Croissy-sur-Seine, Bougival et Louveciennes.
La Maison Fournaise à Chatou
L’Ile de Chatou, dénommée bien plus tard l’Ile des Impressionnistes, a été un haut lieu de rendez-vous dès le milieu du 19ème siècle où se retrouvaient artistes, bourgeois ou personnes modestes, tous réunis pour savourer l’attrait du lieu et le plaisir du canotage
C’est en 1857 que Monsieur Fournaise, charpentier de bateaux de son état, installe sur l’île son atelier, tandis que sa femme y ouvre un restaurant. Monsieur veille à l’organisation de fêtes nautiques. Alphonse, leur fils, et sa sœur, Alphonsine, soignent l’accueil de la clientèle (1).
(Reproduction du Déjeuner des canotiers d'Auguste Renoir devant la maison Fournaise - Photo LP/Olivier Boitet)
(La Maison Fournaise - Avril 2019 - Photo de Chantal Régnier)
Pour avoir une idée de l’ambiance qui régnait sur l’île, le mieux est de se reporter à Guy de Maupassant (1850-1893) qui a fréquenté assidument les lieux depuis 1873 en s’adonnant aux plaisirs du canotage. « Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine ».
Les nouvelles qui en parlent ont été publiées en 1880 dans le recueil intitulé La Maison Tellier : « La femme de Paul », « Mouche », « Sur l’eau », « Yvette »…» (2)
Maupassant confie ses bateaux à Monsieur Fournaise qui se charge de leur entretien. En 1887, il loue un appartement aux Fournaises durant six semaines afin de fuir la vie parisienne, pour écrire et canoter.
Finalement, Maupassant quitte Chatou pour Poissy en 1889 où il fait transporter ses bateaux « … car à Chatou, ce n’était plus tenable, à cause du voisinage. Il y avait vraiment trop de demi-mondaines. Je le regrette pour Alphonse et Madame Papillon qui ont toujours été très gentils et qui prenaient grand soin de mes bateaux.» On s’amusera à relever que venant de Maupassant le voisinage de demi-mondaines devenu insupportable est des plus insolites…
Fréquentée par les écrivains et la bohême parisienne, l’île de Chatou était également devenue un lieu d’élection des peintres. Claude Monet, Alfred Sisley, Berthe Morisot, Edouard Manet, Camille Pissarro, Gustave Caillebotte parcourent l’île en quête de cette lumière étincelante se miroitant sur les eaux de la Seine.
Le Déjeuner des canotiers : un chef d’oeuvre
Pendant près de quinze ans, de 1868 à 1884, Paul-Auguste Renoir vient régulièrement à Chatou. Il y peint une trentaine de toiles, la plus célèbre est Le Déjeuner des canotiers à Chatou (1881) qui exprime une évidente joie de vivre d’une assemblée composite où des jeunes canotiers en débardeur côtoient des personnages portant haut de forme.
Le déjeuner des canotiers est considéré comme la dernière toile véritablement impressionniste de Renoir. Il est à son meilleur. On y retrouve ses visages féminins typiques, les jeux d’ombres et de lumière, les contrastes entre le fond et les personnages dans des tons pastels… et de surcroît une renversante composition.
Le Déjeuner des canotiers à Chatou
1881
Huile sur toile
130 cm/173 cm
Phillips Collection, Washington DC
Washington
(Fichier Google Art Project)
Le Déjeuner des canotiers à Chatou
Extraits avec Aline Charigot, le frère et la soeur Fournaise
Pour réaliser ce tableau, Renoir a réuni, sur la terrasse de l'Auberge Fournaise, ses amis et ses modèles. Quatorze personnes, cinq femmes et neuf hommes sont mis en scène, dans une composition très travaillée. Le tableau est de grand format, commencé en 1880, achevé en 1881 en atelier.
Renoir, et c’est là où il se distingue de ses tableaux antérieurs (La Grenouillère date de 1869) et de celles de son ami Monet, ne veut pas « laisser la forme se dissoudre dans la couleur, il ne veut pas non plus l’emprisonner dans ses contours. Il lui faut réaliser une fusion de ces éléments. » (selon Antoine Terrasse).
Les critiques d'art se sont évertués à identifier les personnages figurant sur la toile (3). Au premier plan, à gauche, Aline Charigot, la maîtresse et future épouse de Renoir, joue avec son petit chien. Derrière elle, se tient Hippolyte-Alphonse Fournaise, fils du propriétaire de l'auberge. Accoudée à la rambarde, Alphonsine Fournaise, sa sœur, écoute le baron Raoul Barbier, costume sombre, chapeau melon, assis le dos tourné. Le personnage au premier plan, à droite, en débardeur, est Gustave Caillebotte, ami de Renoir, futur grand peintre et mécène des impressionnistes (il lui achètera plus tard le Bal du Moulin de la Galette). Assis à califourchon sur une chaise, songeur il écoute de façon plutôt distraite l'actrice Ellen Andrée, tandis qu'Adrien Maggiolo, directeur du journal La France nouvelle se penche vers elle. Derrière eux, un trio formé du journaliste Paul Lhote avec un pince-nez, d'Eugène-Pierre Lestringuez au chapeau rond noir et de l'actrice de la Comédie-Française Jeanne Samary. Au centre, assise, le modèle Angèle Legault boit, à côté d'un homme resté non identifié, peut-être Maurice Réalier-Dumas, dont on aperçoit juste le profil. Derrière Angèle se tient debout le critique d'art et collectionneur Charles Ephrussi, coiffé d'un chapeau haut-de-forme, éditeur de La Gazette des beaux-arts ; il converse avec le poète Jules Laforgue. En arrière-plan, au travers des saules on aperçoit la Seine sur laquelle passent des voiliers.
Des jalons
Dans Les canotiers à Chatou, peint deux ans auparavant , figurent deux protagonistes du Déjeuner, la belle Aline Charigot, future épouse du peintre et l’ami de Renoir, Georges Caillebotte, bel homme, très élégant, grand amateur de canotage. Au second plan, un canoteur prépare le départ de la yole, la Seine qui étincelle sous une lumière intense, un rameur, une voile et au fond les maisons sur l‘autre rive.
vers 1879,
Huile sur toile
81 cm x 100 cm
National Gallery
Washington DC
(Fichier Wikipedia)
Le déjeuner au bord de la rivière présente un trio de canoteurs se prélassant après un repas pris sur la terrasse de la Maison Fournaise. La lumière d’un jour d’été filtre à travers les claustras et éclaire les personnages, deux jeunes hommes, une jeune femme vue du dos. Renoir là aussi joue des contrastes, la couleur blanche est portée par les deux sportifs, la robe de la femme est d’un bleu sombre. Au fond on peut observer une femme ramant sur la Seine, cette zone étant fortement éclairée, de sorte que la lumière mange ainsi les couleurs et les formes.
Déjeuner au bord de la rivière (ou Déjeuner au Restaurant Fournaise)
1879
Huile sur toile
55,1cm × 65,9 cm
Art Institute of Chicago, Chicago, Illinois, USA
(Fichier Wikimedia Commons)
Deux portraits viennent compléter notre galerie, ceux du père Fournaise et de sa fille Alphonsine. Comme le dit Renoir se confiant au marchand d’art Ambroise Vollard : « J’étais tout le temps chez Fournaise. J’y trouvais autant de superbes filles à peindre que je voulais. (…) J’avais amené beaucoup de clients chez Fournaise, par reconnaissance, il me commanda son portrait et celui de sa fille. »
Monsieur Fournaise
1875
Huile sur toile
59 cm × 47 cm
Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts, USA
(Fichier Wikipedia)
Alphonsine Fournaise
1879
Huile sur toile
73 cm x 93 cm
Musée d’Orsay
(Fichier Wikipedia)
ER
Note :
Les reproductions des photos des tableaux sont d’excellente qualité lorsqu’il s’agit de reprise de sites des musées américains ou de sites comme Google ou Wikipedia (résolutions élevées) alors que les musées français ne délivrent leurs photos qu’avec des résolutions scandaleusement basses. Il s’agit là d’une politique misérable dont on aimerait bien connaître les inavouables raisons.
(1) La maison Fournaise abrite aujourd'hui un restaurant et le musée municipal qui conserve des collections sur l'histoire du site et du canotage, l'un des premiers loisirs modernes sur l’eau.
La collection du musée Fournaise conserve notamment des tableaux d’André Derain et de Charles Camoin, des gravures et une sculpture d’Auguste Renoir, des lettres de Guy de Maupassant évoquant la belle époque du canotage et des peintres impressionnistes. Le musée possède également un ensemble de bateaux issus de la collection de l’association Sequan reçue en 2011 en donation.
Musée Fournaise
Ile des Impressionnistes
78400 Chatou
Site internet : http://www.musee-fournaise.com
(Une yole du Musée Fournaise - Photo Chantal Régnier - avril 2019)
(2) Maupassant et les canotiers
« Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait lentement. C’était, devant la porte, un tumulte de cris, d’appels ; et les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur l’épaule.
Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec précaution dans les yoles, et, s’asseyant à la barre, disposaient leurs robes, tandis que le maître de l’établissement, un fort garçon à barbe rousse, d’une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en maintenant d’aplomb les frêles embarcations.
Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée, posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés, d’ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très attentifs à ce spectacle.
Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se penchaient en avant, puis se renversaient d’un mouvement régulier ; et, sous l’impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides glissaient sur la rivière, s’éloignaient, diminuaient, disparaissaient enfin sous l’autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la Grenouillère. »
Maupassant, La Maison Tellier, La femme de Paul
NDLR Derrière le nom Grillon utilisé par Maupassant se cache celui bien réel du restaurant Fournaise.
***
« — Tiens ! cria tout à coup le jeune homme aux cheveux jaunes qui furetait dans le terrain, en voilà des bateaux qui sont chouet ! — On alla voir. Sous un petit hangar en bois étaient suspendues deux superbes yoles de canotiers, fines et travaillées comme des meubles de luxe. Elles reposaient côte à côte, pareilles à deux grandes filles minces, en leur longueur étroite et reluisante, et donnaient envie de filer sur l’eau par les belles soirées douces ou les claires matinées d’été, de raser les berges fleuries où des arbres entiers trempent leurs branches dans l’eau, où tremblote l’éternel frisson des roseaux et d’où s’envolent, comme des éclairs bleus, de rapides martins-pêcheurs.
Toute la famille, avec respect, les contemplait. — « Oh ! ça oui, c’est chouet, » répéta gravement M. Dufour. Et il les détaillait en connaisseur. Il avait canoté, lui aussi, dans son jeune temps, disait-il ; voire même qu’avec ça dans la main — et il faisait le geste de tirer sur les avirons — il se fichait de tout le monde. Il avait rossé en course plus d’un Anglais, jadis, à Joinville ; et il plaisanta sur le mot « dames », dont on désigne les deux montants qui retiennent les avirons, disant que les canotiers, et pour cause, ne sortaient jamais sans leurs dames. Il s’échauffait en pérorant et proposait obstinément de parier qu’avec un bateau comme ça, il ferait six lieues à l’heure sans se presser.
— C’est prêt, — dit la servante qui apparut à l’entrée. On se précipita ; mais voilà qu’à la meilleure place, qu’en son esprit Mme Dufour avait choisie pour s’installer, deux jeunes gens déjeunaient déjà. C’étaient les propriétaires des yoles, sans doute, car ils portaient le costume des canotiers.
Ils étaient étendus sur des chaises, presque couchés. Ils avaient la face noircie par le soleil et la poitrine couverte seulement d’un mince maillot de coton blanc qui laissait passer leurs bras nus, robustes comme ceux des forgerons. C’étaient deux solides gaillards, posant beaucoup pour la vigueur, mais qui montraient en tous leurs mouvements cette grâce élastique des membres qu’on acquiert par l’exercice, si différente de la déformation qu’imprime à l’ouvrier l’effort pénible, toujours le même. »
Guy de Maupassant, La Maison Tellier, Une partie de campagne
(3) La description des personnages figurant sur Le Déjeuner des canotiers à Chatou a été reprise de l'article de Wikipédia consacré au tableau.