Pierre-Auguste Renoir et Claude Monet se retrouvent à la fin de l’été 1869 au café flottant de La Grenouillère pour y peindre une série de cinq toiles remarquables, véritables icônes de l’impressionnisme. « La Grenouillère est le lieu de naissance de l’impressionnisme » comme l’a noté Kenneth Clark, le grand historien d’art britannique.
Pour Renoir il s’agit d’un moment charnière. Il change sa palette, fragmente sa touche, traduit sur la toile les effets de la lumière sur les couleurs moins il est vrai que Monet qui va plus loin dans ce domaine et qui restera fidèle aux fondamentaux de l’impressionnisme toute sa vie. Nous avons vu que dans Le Déjeuner des canotiers peint douze ans plus tard, Renoir est revenu à une représentation plus nette des figures humaines.
Le café flottant de la Grenouillère
Sous le Second Empire, on assiste à l’éclosion de la mode du canotage. De nombreux Parisiens déferlent sur la Seine en empruntant le chemin de fer reliant la gare Saint-Lazare à la gare de Rueil ou de Chatou, attirés par le charme sauvage de l’île de Croissy. En 1852 François et Félicité Seurin établissent au bord de l’île un bateau-ponton abritant une salle de bal et de restauration ainsi qu’une longue péniche de cabines de bain. Seurin est également concessionnaire du bac permettant de traverser la Seine depuis Rueil jusqu’à Croissy en passant par l’île et donc par son établissement, ce qui facilite bien les choses. On s’y donne rendez-vous pour le canotage, la baignade pour les plus courageux, la pêche aussi. Le soir on dîne, on danse dans une ambiance joyeuse, survoltée même. Des demi-mondaines, des filles délurées présentes donnent un atmosphère particulière au lieu. L’appellation de la Grenouillère fait d’ailleurs référence aux « grenouilles », nom d’argot dont on affuble à l’époque les femmes de petite vertu.
La Grenouillère verra défiler le Tout-Paris, y compris Napoléon III et l’impératrice, en août 1869. Cet été qui voit le début du mouvement impressionniste est le dernier été tranquille avant le désastre de Sedan, la chute de l’empereur, l’occupation de Paris et de ses environs par les Prussiens, les sanglants évènements de la Commune.
Les journaux et les guides vantent ces lieux de plaisirs (1). Maupassant en fait une peinture féroce (2), en connaisseur puisqu’il en profitait très largement. La trace de ces moeurs dissolues ne se retrouve pas sur les tableaux de Renoir et de Monet qui au contraire nous montrent des bourgeois très élégants, en représentation. Les peintres de l’impressionnisme ne sont pas, il est vrai, des peintres de la cruauté.
« Le camembert »
Renoir et Monet posent leur chevalet au même endroit et peignent les mêmes scènes. Ils adoptent également les mêmes perspectives. Ils immortalisent « le camembert » (encore appelé « le pot-à-fleurs »), cet ilot planté d’un seul arbre et relié au bateau-ponton des Seurin. (Le fameux camembert a disparu en 1920 lors des travaux d’élargissement de la Seine.)
En peignant côte à côte, les deux peintres échangent leurs idées, leur technique ; peindre ce qu’on voit, être fidèle aux impressions ressenties ; ces tableaux nous donnent la possibilité de se livrer à une passionnante comparaison de la vision de ces deux artistes (Pissarro et Cézanne, Sisley et Bazille se sont livrés au même exercice).
Pour commencer, regardons attentivement les deux tableaux centrés sur le fameux camembert.
Pierre-Auguste Renoir
La Grenouillère
1869
Huile sur toile
66 cm x 81 cm
National Museum Stockholm
(Fichier Google Art Project)
Claude Monet
Bain à la Grenouillère
1869
Huile sur toile
73 cm x 98 cm
Metropolitan Museum of Art, New-York (le Moma)
Dans le tableau de Monet on observe que le camembert est placé haut dans la toile ce qui met en évidence au premier plan, les magnifiques reflets sur l’eau réalisés par de larges touches de couleurs, du bleu cerné de noir, des trainées de jaune et un peu de rose. Les ondulations de l’eau sont obtenues par des coups de pinceaux rapides et répétés, en points virgules. Des silhouettes apparaissent, un personnage en haut de forme engagé sur la passerelle, des hommes et des femmes en habit sur l’ilot, deux baigneuses en tenue et à gauche des nageurs, hommes et femmes, dans l’eau. A droite le café-restaurant des Seurin. Son tableau est structuré, l’arbre et son reflet dans l’eau divise la toile verticalement alors que les passerelles, l’ilot la barrent horizontalement.
La version de Monet fut critiquée comme étant non terminée ; deux explications ont été avancées : la première, Monet était dans une phase d’expérimentation (selon son expression, il s'agissait d' "une pochade"), la seconde, le tableau était l’ébauche d’un tableau à venir (voir plus loin).
Renoir choisit de peindre la scène en plan plus rapproché qui détaille mieux les personnages, les lignes sont plus nettes, la scène paraît plus animée que chez Monet. Sur l’ilot on retrouve des personnes appartenant au même milieu bourgeois, un homme barbu coiffé d’un feutre en veste noire et pantalon rayé converse avec une/sa femme portant une belle crinoline blanche ceinturée d’un noeud bleue, un homme assis et à ses pieds un chien assommé de fatigue. A gauche, pataugent dans l’eau des baigneurs. Chez Renoir le spectacle est également sur l’eau avec les voiliers, les canots alors qu’ils sont absents chez Monet. Alors que Monet renforce les contrastes, Renoir les adoucit. Pur les deux peintres la tohce a remplacé le trait (3).
L’île de Croissy
Les deux tableaux qui suivent élargissent le cadre précédent en faisant apparaître l’ile de Croissy.
Pierre-Auguste Renoir
La Grenouillère
1869
Huile sur toile
65 cm x 92 cm
Fondation Oskar Reinhardt, Winterthur
(Fichier Wikimedia Commons)
Claude Monet
Baigneurs à la Grenouillère
1869
Huile sur toile
73 cm x 92 cm
National Gallery, London
(Fichier Wikimedia Commons)
Dans le tableau de Renoir l’ilot n’est plus central mais figure à droite. Il est encombré par une foule endimanchée, les hommes portant chapeau, veste noire, pantalon clair, les femmes de belles robes. La passerelle conduit aux bords ombragés de l’île, sur laquelle on distingue quelques cabanes en bois. L’ensemble très coloré respire la joie de vivre par une belle journée d’été. Dans l’eau barbotent quelques nageurs.
Dans le tableau de Monet, le camembert a disparu. Au premier plan, un amoncellement de chaloupes, et sur la passerelle en bois, quelques silhouettes, notamment à droite un gandin faisant la cour à deux jeunes femmes en tenue de bain.
Un tableau de Renoir, moins réussi, complète la série ; il est accroché au Musée Pouchkine à Moscou.
Baignade dans la Seine («La Grenouillère »)
1869
Huile sur toile
59 cm X 80 cm
Musée Pouchkine, Moscou
A la recherche du tableau perdu de Monet
Dans une lettre du 25 septembre 1869, Claude Monet écrit à son ami Frédéric Bazille : « J'ai bien (fait) un rêve, un tableau, les bains de la Grenouillère, pour lequel j’ai fait quelques mauvaises pochades mais c’est seulement un rêve. P Renoir qui vient de passer deux mois ici, veut aussi ce tableau. » Une peinture plus grande avait effectivement été réalisée, elle figurait dans la collection Arnhold à Berlin mais n’a pas été retrouvée, elle a été vraisemblablement détruite. La reproduction montre un tableau beaucoup plus riche en détails que le tableau de La Grenouillère en possession du Moma.
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(1) Cité dans l’article de Wikipédia consacré à La Grenouillère.
Le Guide Conty des environs de Paris décrit en 1888 les lieu de la manière suivante : « Figurez-vous un immense bateau converti en café où se coudoient, dans les costumes les plus excentriques, canotiers et canotières riant follement, dansant follement aux sons discordants d'un piano. Un bain, véritable mare aux grenouilles, fait partie de l'établissement. Ajoutons que les grenouilles sont généralement jolies, bien faites et cambrées à la satisfaction de la galerie. La Grenouillère, soit dit entre nous, n'est pas précisément un endroit recommandé aux ecclésiastiques. »
(Vignette Bal de la Grenouillère)
(2) Guy de Maupassant fréquente assidument la Grenouillère. Dans plusieurs nouvelles il brosse un portrait féroce des moeurs qui y règnent. « On sent là, à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne : mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris ; cohue interlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure digne, à l'air matamore qui semble dire : “Le premier qui me traite de gredin, je le crève. »
« Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. Mâles et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations vermoulues que les coups d'épée et les balles de pistolet ne font que crever davantage.
« Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche ; quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année, apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s'y montrent ; quelques naïfs s'y égarent. »
(Extraits de « La femme de Paul », La Maison Tellier, 1881.)
(3) Voir l’excellent documentaire diffusé par Arte « Le scandale de l’impressionnisme » réalisé par François Lévy-Kuentz, 52 minutes 25 secondes
Dans quel but Auguste renoir peint-il le tableau de la Grenouillère?
Rédigé par : Camille | 27 novembre 2019 à 17:58